Chapitre 25

 

 

Conrad, accroupi au sommet d’un arbre, observait le chaos du rassemblement. Il cherchait Tarut dans la foule – sans succès jusque-là. Même dans une telle cohue, le démon serait facile à repérer.

Il mesurait deux mètres quarante.

Conrad prenait un gros risque en venant ici, mais il se sentait prêt. La régénération de sa main était presque terminée, les médicaments faisaient toujours effet, et il se sentait fort mentalement.

Conneries.

Il était en manque de Néomi. Je suis accro à un fantôme. Conrad ne percevait plus sa présence, ne sentait plus son odeur, et cela le rendait fou.

Derrière les verres teintés de ses lunettes de soleil, ses yeux ne perdaient rien de ce qui se passait en bas. Seule comptait sa survie, se répétait-il. Néomi ne comptait pas. Elle ne compte pas, bordel !

Pourtant, ces trois derniers jours, à mesure que sa colère s’apaisait, il avait réalisé qu’en ne le libérant pas, Néomi n’avait pas agi par méchanceté, ni par intérêt. Lorsqu’elle lui avait tendu la clé, il avait vu son expression tourmentée. Tant qu’il vivrait, il garderait le souvenir de sa silhouette sous la pluie battante, du scintillement électrique autour de son adorable visage.

Plus le temps passait, plus il se souvenait de sa tirade enragée. Il l’avait accusée de le mettre en danger, à la merci de ses ennemis. Pourtant, elle avait veillé sur lui comme une sentinelle pendant son sommeil. Si quelqu’un avait essayé de l’attaquer à Élancourt, elle l’aurait assurément envoyé valser au plafond.

Il avait sous-entendu qu’elle l’aurait laissé mourir de faim après l’épuisement des réserves de sang, insinuant que cela lui était égal, alors qu’en réalité, c’était Néomi qui l’avait poussé à accepter de boire le sang. Chaque jour, au coucher du soleil, elle lui en avait apporté une tasse pleine à ras bord, alors que la simple vue de ce sang la révulsait. « Chaque fois, cela me rappelle que, le soir de ma mort, je baignais dedans…» disait-elle.

Conrad savait cela ; il avait vu le sang se répandre sur le sol, le soir où elle avait dansé. « Alors, pourquoi continues-tu à m’en apporter ? » avait-il demandé, exaspéré. « Parce que tu en as besoin », avait été la réponse de Néomi.

Pourquoi Néomi aurait-elle libéré un assassin ?

Elle avait été la victime d’un assassin.

Retourne auprès d’elle, lui souffla son inconscient.

Mais pour faire quoi ? Il ne savait comment apaiser une femme blessée. Il n’avait pas l’aisance de Murdoch avec les mots.

Après ce qu’il lui avait dit, jamais elle n’accepterait de partager quoi que ce soit avec lui. Il avait été si dur ! Il lui avait même dit d’aller pourrir en enfer… ce à quoi elle avait répondu qu’elle s’y trouvait déjà.

Il se prit la tête entre les mains. Mais qu’est-ce qui ne va pas, chez moi ?

Elle avait supporté quatre-vingts ans d’enfer, pour finir par regarder un vampire détruire sa maison, défoncer ses murs à coups de poing. Mais elle avait déjà souffert avant. Le salaud qui l’avait tué avait fait en sorte de la torturer. Robicheaux n’avait pas juste planté son couteau en elle pour ensuite la regarder mourir. Non, il avait enfoncé sa lame et l’avait tournée, sadique qu’il était.

Conrad aurait aimé torturer et massacrer ce salaud. Mais cela aussi lui était interdit.

Il ouvrit soudain les yeux. Il pouvait profaner sa tombe, en revanche ! Et, bien sûr, pour que Néomi sache ce qu’il avait fait pour elle, il devrait retourner à Élancourt, rien que pour le lui dire !

Cette idée lui redonna du courage. Être là, dans cet arbre, devint alors un tout petit peu plus supportable.

 

Lorsque le miroir enfla, ondula, comme s’il devenait souple, Néomi lâcha un petit cri. Une valise jaillit du miroir et tomba sur le sol avec un bruit sourd.

Puis apparurent des mains, qui écartèrent le miroir comme si elles écartaient un rideau.

De cette ouverture sortit une ravissante rousse souriante, suivie d’une femme à la beauté étrange, aux cheveux noirs, aux yeux dorés et aux oreilles pointues. Le miroir se referma derrière elles, ne gardant aucune trace de leur passage.

— Je suis Mari MacRieve, dit la rousse avant de pointer un pouce derrière elle et d’ajouter : Ça, c’est Nïx la Savante. Une Valkyrie.

— Je suis ravie de vous rencontrer ! dit Néomi en s’efforçant de masquer son étonnement. Nïx ? ajouta-t-elle en se tournant vers la femme brune. Je connais des gens qui vous cherchent.

— On me cherche toujours, partout, ma chérie, soupira Nïx avant de souffler sur ses ongles et de les frotter sur le revers de sa veste.

Des ongles qui, d’ailleurs, n’étaient pas sans évoquer d’élégantes petites griffes.

— Comment tu te sens, avec tous ces miroirs ? demanda-t-elle à Mari.

— Ça va. Je tiens bon.

— Elle est captromancienne, expliqua Nïx à l’intention de Néomi. Elle se sert des miroirs pour jeter ses sorts et pour voyager.

— Mais j’ai en moi cette espèce de pouvoir étranger et avide qui me fige en transe dans les miroirs si je ne fais pas attention, ajouta Mariketa. Donc, je ne les supporte pas, mais je ne peux pas me passer d’eux.

Elle pivota sur elle-même.

— Dis donc, c’est un sacré endroit, ici !

Néomi remarqua qu’elle avait un morceau de papier scotché dans son dos, sur lequel était écrit « Accro aux vamps ».

— Je… euh… dit-elle en montrant le papier du doigt. Mari, tu as un…

Mari se tâta les fesses et le dos jusqu’à ce qu’elle trouve le papier et l’arrache.

— Pff, encore une blague hilarante de Regina.

Elle lut le papier, le roula en boule et lança un regard noir à Nïx.

— Quand est-ce que Lucia rentre ? Je n’en peux plus de m’occuper d’elle toute seule.

Nïx haussa les épaules.

— T’inquiète, j’ai fait ce qu’il fallait. Folly, une Valkyrie rebelle et ennemie jurée de Regina, arrive vendredi prochain à 16 h 15.

Mari poussa un soupir de soulagement.

— Ton don de voyance est vraiment remarquable. Si seulement le mien était moitié aussi puissant…

— Pas besoin de don, en l’occurrence. J’ai payé un billet d’avion à Folly. Première classe, sans escale depuis la Nouvelle-Zélande. Regina va piquer une colère d’anthologie, dire que je l’ai trahie, tout ça. Mais il faut parfois faire du mal pour faire le bien.

— Quelle sagesse, dit Mari, avant de se tourner vers Néomi, qui ne cachait pas son amusement.

— Comment se fait-il que vous voyiez les fantômes, toutes les deux ? leur demanda-t-elle.

— Moi, c’est parce que je suis sorcière, répondit Mari. Et elle, c’est parce qu’elle est bougrement vieille et puissante.

— Aussi vieille que le carbone, confirma Nïx. Et tellement puissante que je travaille à l’obtention de mes badges de demi-déesse, c’est te dire…

Néomi lui aurait donné le même âge qu’à Mari, mais après tout, elle n’y connaissait rien.

— Est-ce que l’une ou l’autre d’entre vous peut me dire comment j’ai fait pour devenir fantôme ?

Mari secoua la tête.

— Personne ne connaît vraiment la réponse à cette question, mais j’ai entendu dire que cela se produit quand une âme est trop forte, trop puissante pour disparaître après la mort. Et aussi, souvent, il faut avoir une ancre spirituelle très solide.

— Une ancre spirituelle ?

— Oui. Si tu meurs dans un endroit que tu aimais ou qui avait de l’importance pour toi, cela peut ancrer ton esprit dans ces lieux.

Néomi avait adoré Élancourt. Cette propriété était tout ce qu’elle possédait de permanent et de durable.

Elle avait souhaité y planter ses racines, y regarder ses enfants jouer, y vieillir entourée de ceux qu’elle aimait.

Pourquoi le visage de Conrad venait-il de lui traverser l’esprit ?

— Alors… qu’est-ce que tu fais, ici, quand tu veux t’amuser ? demanda Mari.

— M’amuser ? Euh… je lis le journal. Et puis aussi, parfois, il y a des chats qui s’installent ! Et tous les hivers, une famille de ragondins niche dans la maison. Ils sont tellement drôles, je pourrais les regarder pendant des heures…

Elle se tut, fronça les sourcils, puis ajouta :

— À vrai dire, c’est ce que je fais. Je les observe pendant des heures.

Mari lança un regard entendu à Nïx.

— Eh ben, on arrive juste à temps !

— C’est mon impression, en effet, répondit Nïx.

— Donc… vous avez entendu parler de moi ? demanda Néomi.

— Oui, j’avais même envisagé de faire mon mémoire de fin d’année sur toi.

— Mais tu ne l’as pas fait ?

Néomi avait du mal à cacher son intérêt.

— Une autre sorcière, plus vieille, avait déjà fait un truc sur une suffragette de Baton Rouge. J’ai préféré pomper. Mais je me souviens que tu étais une strip-teaseuse devenue danseuse classique.

— Strip-teaseuse ? Ça s’est su, alors ? Mais les gens ne comprennent pas…

Qu’allaient-elles penser d’elle ? se demanda Néomi. Conrad, lui, avait été horrifié. Et si, à cause de son passé, elles refusaient de prendre au sérieux sa demande ?

— Je n’ai fait ça que pendant trois mois. Quatre, peut-être. Un an tout au plus. Et je n’étais jamais complètement nue. Enfin, vraiment pas souvent. Et en général, on avait des grands éventails, ou des plumes d’autruche…

— Mais c’est justement ce que les gens aimaient chez toi, dit Mari. Cette époque, qu’est-ce que c’était top ! Tout le monde était bien plus cool. Quand ton secret a été révélé, on t’a appelée l’étoile à l’âme d’effeuilleuse. Tu étais totalement Nouvelle-Orléans.

— Ah. Bon. C’est bien, alors, souffla Néomi.

— Parfait. Maintenant, il faut qu’on se mette au travail.

— Voulez-vous vous asseoir ?

Avoir des invitées, dans son studio, lui semblait tellement surréaliste !

Mari hocha la tête et poussa sa valise en direction du lit de camp, sur lequel elle s’assit. Nïx se hissa sur la table aux trésors de Néomi, s’installant à l’endroit sans poussière où avait été posé le gramophone. Elle observa la collection de préservatifs, de soutiens-gorge et d’articles de carnaval, mais ne dit rien.

— Je vous offrirais bien du café, mais…

— Je n’ingère ni aliments ni boissons, déclara Nïx, impassible.

— Et puis, sur les margaritas, le café, c’est très risqué, ajouta Mari en sortant un crayon et un bloc de papier. Alors, Néomi, dis-moi tout. Que j’en sache un peu plus. Pourquoi me contacter maintenant ? C’est vrai, tu es fantôme depuis des décennies, non ?

— À vrai dire, j’ignorais l’existence du Mythos jusqu’à ce que des vampires viennent s’installer ici, il y a quelques semaines. Je ne savais pas qu’il existait des sorcières et des Valkyries…

— Des vampires se sont installés ici ? coupa Mari en lançant un regard à Nïx. C’est bizarre. J’ai vu un vampire étranger, il n’y a pas longtemps, dans un bar du bayou. Drôle de coïncidence.

Nïx feignit l’étonnement, articulant : « Qui ? Naaaan ! »

— Oui. Ils sont estoniens, reprit Néomi.

Et elle leur raconta toute l’histoire.

— … alors Conrad s’est coupé la main, puis il m’a traitée de fantôme pathétique. Quand j’ai compris qu’il avait raison, je n’ai pas pu supporter cette idée. C’est à ce moment-là que je t’ai appelée.

— Ce n’est pas à cause du vampire que tu veux te réincarner, n’est-ce pas ? demanda Mari. Ce n’est pas pour lui montrer qu’il a fait une belle connerie ? Parce que c’est vraiment sérieux, notre affaire.

Même si elle ne revoyait jamais Conrad, Néomi savait qu’elle devait agir, d’une façon ou d’une autre. Parce que je ne supporte plus ce que je suis devenue.

— Je le veux parce que le moment est venu pour moi de le faire.

— D’accord. Alors, je vais t’expliquer ce qui va se passer, dit Mari en reposant son stylo. Je peux t’aider pour ce qui est de ton problème de corporalité, mais ce ne sera qu’une solution temporaire, et elle est très coûteuse. Pas seulement du point de vue financier. En gros, je vais faire apparaître une enveloppe charnelle. Tu auras les mêmes traits et les mêmes sensations que l’humaine que tu étais, mais tu… comment dire… tu seras tuée peu après.

— Pourquoi ?

— Certains appellent ce dont nous parlons une fuite en avant. Tu pourrais vouloir te servir de ce que tu as appris dans ta vie de fantôme pour réparer des torts anciens, et donc mettre la pagaille dans le présent. Le destin n’aime pas beaucoup ce genre d’actions et y met un terme violemment. Pour toi, ce sera un peu comme si tu te baladais avec une cible dans le dos. Un « accident » t’arrivera – du style tramway fou, crash aérien ou électrocution par sèche-cheveux. Quelque chose d’assez horrible se produira alors : ton enveloppe charnelle expirera, puis disparaîtra, et ensuite, ton esprit mourra. Vraiment.

— Combien de temps est-ce que j’aurai ?

— Deux semaines, une nuit, quelques mois peut-être… C’est impossible à dire. Mais la durée la plus longue dont j’aie entendu parler, c’est un an.

Néomi déglutit.

— Et… que se passe-t-il après la mort, vraiment ?

— C’est le hic. Personne ne le sait. En gros, c’est une affaire qui se règle entre toi et ton dieu, tes dieux, tes déesses, etc.

— Est-ce que c’est une question de moyens ? demanda Néomi. En admettant que j’aie assez d’argent pour une résurrection totale, serait-il possible de me redonner vie, vraiment ?

Mari et Nïx échangèrent un regard.

— Ça, je n’y touche pas. Mais ce que tu me demandes n’est pas une résurrection. Ton esprit est ici, bien vivant, si je puis dire. Le problème n’est donc pas de le faire revenir dans cette dimension. Ce dont tu as besoin, c’est d’une incarnation, et c’est extrêmement dangereux en soi. Il faudrait remplir une bonne dizaine de conditions, et même si elles étaient toutes réunies, je ne serais pas assez qualifiée pour essayer. Pas encore.

— Tu n’as jamais essayé ?

— Sur un humain ? Jamais autrement que dans un simulateur.

Elle hésita, puis ajouta :

— Enfin, récemment, j’ai essayé sur le fantôme de mon chat.

— Et ?

— Tu as déjà vu Simetierre ?

Néomi secoua la tête.

— Non ? Eh bien, mon Tigger est revenu tout… différent ! s’écria-t-elle en se mordant le poing.

Nïx se leva pour rejoindre Mari et lui tapota l’épaule.

— Allons, allons, ma petite sorcière préférée…

Mari s’essuya les yeux en grommelant :

— J’ai… euh… une poussière dans l’œil.

— Mari a d’immenses pouvoirs, expliqua Nïx à Néomi. Mais ce que tu lui demandes, là, c’est du niveau… Quel genre de niveau, au fait ? demanda-t-elle à Mari.

— Ça, c’est du cinq, au moins, répondit Mari, qui s’était ressaisie.

— Pourquoi ne pas t’entraîner sur moi ? Je suis partante, proposa Néomi.

Nïx secoua la tête.

— Pour faire du cinq, Mari devrait se fondre dans le miroir afin de déployer toute sa puissance. Il est probable qu’alors, elle entrerait en transe dans son propre reflet et serait incapable d’en sortir. Peut-être resterait-elle piégée ainsi pour l’éternité.

— Mais quand je serai plus forte et plus expérimentée, d’ici cinquante ans, je saurai faire face à mon reflet et lui résister. C’est déjà prévu, on l’a noté dans le calendrier. Si tu peux attendre, je te mets en premier sur la liste, pour une somme forfaitaire et unique de…

— Non. Merci, mais non.

Cinquante autres années de solitude et de lunes d’argent ? Sa mort revécue six cents autres fois ?

L’autre option ? Au maximum, une année de vie. Son choix était fait.

— Je suis désolée, Néomi. Si j’essayais de te réincarner maintenant, je serais probablement envoûtée, et tu en sortirais pire que morte. Je sais que tu te dis qu’on ne peut pas être pire que mort, mais…

— Non, ce n’est pas ce que je pense.

Néomi venait de connaître quatre-vingts ans d’une existence pire que la mort. Elle connaissait le concept et savait pourquoi il était sage de l’éviter.

— Il existe une autre solution, intervint Nïx. Dans le Mythos, il y a des spectres, une espèce d’immortels qui incarnent qui ils veulent, quand ils veulent, comme des changeformes, entre vie et mort. Si tu parviens à exister suffisamment longtemps dans cette dimension en tant que fantôme, tu retrouveras progressivement une forme physique et tu accumuleras des forces pour devenir comme eux. Ensuite, tu auras la capacité de lâcher ton ancre spirituelle, tout en conservant ton don de télékinésie.

Mais c’est parfait !

— Combien de temps ? Combien de temps faudrait-il que j’attende avant de pouvoir reprendre forme humaine ?

— Oh, une paille, répondit Nïx en claquant des doigts. Quatre ou cinq siècles à peine.

Devant la façon qu’avait Nïx de considérer le temps, Néomi se demanda quel pouvait être vraiment son âge.

— Dans ce cas, c’est fichu pour moi, j’en ai peur. Je revis ma mort chaque mois, et l’option cinquante ans m’était déjà insupportable. Alors, l’option cinq siècles…

— Ah, l’éternel recommencement spectral, soupira Nïx avec un air entendu et compatissant. Ton ancre spirituelle sera probablement détruite avant, de toute façon. Incendie, démolition…

— Existe-t-il quelqu’un d’autre qui puisse procéder à l’incarnation ?

— Quelqu’un de fréquentable ? Non, j’en ai peur. Une poignée de sorciers en sont capables, mais ce qu’ils exigent en échange est effroyable : ton premier-né, ce genre de chose.

— Écoute, Néomi, ajouta Mari, tu n’as aucune raison de me faire confiance, mais je peux te fournir une liste de références, si tu veux. Toutes ces personnes seraient heureuses de…

— Non, non. Je te fais confiance. Dans quel délai pourrais-tu me faire une enveloppe charnelle ?

Mari sembla surprise qu’elle soit encore partante.

— Euh… ce soir. Mais vraiment, tu sais, je ne suis pas convaincue que ça vaille le coup… Je veux dire… ça n’a pas l’air si mal que ça, ici, non ?

Néomi la fixa du regard.

— Je suis prise au piège d’un enfer interminable et je ne peux même pas me tuer pour en sortir. Je ne perçois rien, sauf une nuit par mois, pendant laquelle je sens qu’on me plonge un couteau dans le cœur et qu’on le retourne dans la plaie.

— OK, d’accord, on va le faire !

Mari sortit papiers et formulaires de sa valise.

— Alors, pour le paiement…

D’un geste, Néomi désigna le meuble à bijoux derrière elle, et un tiroir doublé de feutre s’ouvrit. Il était plein de bijoux. Quatre autres mouvements du bras ouvrirent le coffre-fort.

— Fais de ton pire.

Avec un air de connaisseuse, Mari choisit des diamants et quelques actions, qu’elle déposa dans un compartiment séparé, à l’intérieur de sa valise. Nïx ne regarda même pas le scintillement intense des pierres, se contentant d’explorer le studio. Elle lançait sans arrêt des regards étonnés en direction de Néomi.

— Alors ? demanda Mari en étalant les contrats sur la table basse. Tu lis quelque chose sur Néomi, ici ?

— Je ne trouve rien du tout sur elle, répondit Nïx.

— C’est bon ou mauvais ? s’enquit Néomi.

— C’est rare, dit Nïx.

Mari tendit un stylo à Néomi.

— Si veux bien signer ici, et ici. Un X suffira.

Par télékinésie, Néomi traça un X un peu tremblé.

— Parfait… Et ici, aussi. Nïx, tu veux bien être notre témoin ?

Nïx griffonna sa signature, « Nïx la Savante, proto-Valkyrie et devineresse inégalée ».

— Faut-il que je me prépare d’une manière ou d’une autre ? demanda Néomi.

— Il n’y a pas d’urgence, si ? En général, je laisse quarante-huit heures à mes clients pour qu’ils mûrissent bien leur décision. La magie, c’est irrévocable.

— Je sais. Mais j’aime vraiment le Mythos, et je voudrais en savoir un peu plus sur cette dimension.

Et puis, il y a ce rassemblement, ce soir…

— Ah, le Liv der Lanking. Une sacrée fiesta. C’est Nïx qui l’a organisée.

Nïx hocha la tête, ravie.

— C’est une soirée VATS. Viens Avec Ton Sacrifice.

— Tiens, tiens, pourquoi est-ce que mon intuition me souffle que Conrad Wroth y sera sûrement ? dit Mari.

— Quoi ? Il y sera, vraiment ? fit mine de s’étonner Néomi.

— Naturellement, tu vas vouloir qu’il te voie en train de flirter avec d’autres hommes et qu’il regrette ses vilaines paroles, ajouta Nïx.

À dire vrai, Néomi ignorait ce qu’elle ferait si elle le voyait. D’un côté, elle mourait d’envie de savoir si elle pouvait l’animer. D’un autre côté, elle voulait voir s’il tenait bon après trois nuits. Et oui, une certaine partie d’elle-même souhaitait montrer à Conrad qu’elle n’était pas si pathétique que ça et qu’elle ne se morfondait pas dans son manoir hanté.

— Tu peux venir avec nous, proposa Mari. Mon chéri y sera, avec ses potes. Il déteste les soirées entre filles et me fait une scène chaque semaine. Me voir débarquer atténuera ses souffrances.

— J’aimerais beaucoup, oui !

Et si Conrad y était, elle pourrait lui dire d’aller au diable. Et lui rendre son regard de pitié et de mépris.

— Je veux m’habiller pour sortir, et rencontrer des gens nouveaux ! Je veux sentir !

— Cette soirée va être un peu borderline, la prévint Mari. Et tu ne seras qu’une humaine… avec un tout petit pouvoir de fantôme. Tu es certaine que ça ira ?

— C’est l’impatience qui me fait avancer !

— Ah. Tu marches à l’adrénaline. Je vois. Donc, on va avoir droit à Cendrillon, le retour. Je me sens des ailes de fée marraine. Tu es sûre que tu veux faire ça ?

— Le bal m’attend, répondit Néomi.

— Pendant que je me prépare, jette un œil sur ce qui se passe là-bas.

Du bout des doigts, Mari toucha le miroir, qu’elle évita de regarder directement tant que rien n’était apparu. Bientôt, des danseurs se trémoussèrent autour d’un feu de joie haut comme un immeuble de cinq étages.

Merveilleux chaos, pensa Néomi. Elle était impatiente d’en faire partie, même si elle se demandait comment elle allait parvenir à trouver sa place dans ce pandémonium, mortelle parmi les immortels.

— Regarde mon chéri, dit Mari en modifiant la scène pour lui montrer un mâle immense et d’une beauté remarquable, qui regarda autour de lui d’un air furieux, avant de plonger les yeux dans son verre. Purée, ce loup-garou me fait fondre. Il a l’air tellement malheureux ! ajouta-t-elle d’un ton ravi.

— C’est Bowen MacRieve, ton mari ? s’étonna Néomi. Il était censé venir affronter Conrad dans deux semaines, si ce dernier n’allait pas mieux. Est-ce que tu pourrais faire en sorte que… qu’il ne blesse pas Conrad ?

— Je lui parlerai. Mais je pensais que tu t’en fichais, vu que le vampire t’a traitée de pauvre fille pathétique.

— Je ne m’en fiche pas, hélas, soupira Néomi.

Et elle ne s’en ficherait probablement jamais.

Parce qu’il était très possible qu’elle soit tombée un petit peu, un tout petit peu amoureuse de Conrad.

— Pourquoi tu n’y vas pas pour tenter de l’oublier, au contraire ? Après tout, il est possible qu’il rencontre sa promise, ce soir, et ce ne sera peut-être pas toi. Il y aura plein d’autres mâles pour te distraire. Demande à Nïx de te montrer Cade et Rydstrom. Ce sont des potes à moi, les deux frères démons les plus sexy du moment.

Elle tira d’une des nombreuses poches de son pantalon un minuscule téléphone.

— Bon, faut que je passe un coup de fil.

Lorsque Mari s’éloigna, Nïx indiqua dans le miroir deux mâles cornus extraordinairement séduisants.

— Ça, c’est Cade, un physique de dieu blond et une ambivalence morale sans pareille. L’inverse exact du roi Rydstrom, avec ses cicatrices et son honneur en acier trempé.

— Quels yeux magnifiques, murmura Néomi.

Bien que l’un fût blond et l’autre brun, les deux frères avaient les mêmes yeux, d’un vert lumineux.

— Ah oui. Il y a aussi leurs yeux, j’oubliais. D’après la rumeur, ce sont ces yeux qui font fondre les femmes. Soit ça, soit leur accent, à mi-chemin entre l’accent australien et le sud-africain. Mais moi, je crois plutôt que ce sont leurs cornes.

Lesdites cornes, couleur nacre, à la courbe délicate, naissaient juste au-dessus des oreilles et se recourbaient au-dessus de la tête. Leur forme rappela à Néomi les couronnes de laurier que les hommes portaient dans l’Antiquité – même si les cornes de Rydstrom étaient couvertes de cicatrices, comme le reste de son corps.

— Oui, continua Nïx. Ces cornes lisses… dures… qu’on peut lécher…

Nïx venait-elle d’émettre un grognement ?

— On dirait que tu as des vues sur un des frères… ou peut-être sur les deux ?

— Oh non, non, non. C’est Mike Rowe, mon mec.

— Et il est à la soirée, ce Mike ?

— Non, Mikey se fait désirer, en ce moment.

Le regard dans le vague, elle ajouta :

— Mais ça ne te mènera à rien… petit galopin !

Au même moment, Néomi entendit Mari, au téléphone.

— Salut, Élianna… Ah ah ah, non, je n’ai pas besoin d’une caution ! J’ai juste une petite question à propos de l’enveloppe corporelle, pour les fantômes. C’est corpus carnate, ou cantate corpus ?

Merde ! La sorcière avait besoin d’instructions ?

— … j’ai carrément envie de me lancer, disait Mari. Mmm… mmm… OK. Et comme ça, je ne serai pas envoûtée, c’est bien ça ?

Néomi allait faire part de son inquiétude à Nïx lorsque celle-ci lui déclara, l’air sincèrement étonné :

— C’est moi qui ai mis ce vampire dans ta maison, et je ne sais toujours pas pourquoi. En particulier dans la mesure où tu vas mourir.

La gorge de Néomi se serra.

— Comment connais-tu Conrad ?

— Je connais ses frères, dit Nïx d’un ton rêveur. Et j’ai une certaine affinité avec Conrad, je crois. Moi aussi, j’ai des squatters dans la tête.

— Bon, ça y est ! Me revoilà ! annonça Mari. Tu as vu quelque chose sur Néomi ? Quelle direction vaut-il mieux qu’elle prenne ?

— À vrai dire, je vois très peu de chose sur toi, Néomi, dit Nïx, semblant revenir à la réalité. La seule certitude que j’aie, c’est que le jour où quelqu’un découvrira ce que tu t’apprêtes à faire maintenant sera le dernier de ton existence.

— Que veux-tu dire ?

— En dehors de nous trois, personne ne doit savoir comment et à quelle condition ta transformation va s’opérer. Personne ne doit découvrir que tu entameras un compte à rebours dès que tu prendras possession de ton enveloppe charnelle.

— Conrad va exiger de savoir comment j’ai pu m’incarner, commença Néomi, avant d’ajouter précipitamment : S’il est là, et si je l’anime, et s’il me présente des excuses pour son comportement, bien sûr…

Et s’il s’est débarrassé de ce fichu sentiment de trahison.

Nïx eut un petit rire.

— Je suis sûre que tu trouveras un moyen de contourner le problème, si tu… euh… je sais pas, moi… si tu veux vivre plus longtemps.

— Donc, nous jurons de ne jamais parler à personne de ce qui va se passer, dit Mari. Jamais nous ne révélerons que le temps de Néomi est compté, ni comment elle a été transformée. Marché conclu ?

Néomi acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.

— Marché conclu.

— Conclu, dit Nïx à son tour. J’adore ces alliances contre nature.

— Parfait, alors tout est réglé, dit Mari en tirant d’une autre poche un petit poudrier à miroir. Je suis prête. Tu es sûre de toi, Néomi ?

Des décennies, des siècles même, comme les années que je viens de passer, contre ne serait-ce qu’une seule journée de vie ?

— Certaine, répondit Néomi.

Mari ouvrit le poudrier au creux de sa main.

— Très bien. Alors, on va commencer par la question existentielle entre toutes.

Elle frotta son pouce sur le miroir. Ses yeux prirent la couleur de l’argent, devinrent miroirs à leur tour, reflétant l’expression stupéfaite de Néomi.

— Qu’est-ce que tu veux mettre ?

Ame Damnée
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